-XI-

Madame Seymour se réveilla tôt. Sous sa fenêtre on ratissait. Que d'années ce même bruissement l'avait réveillée. Elle fut un moment avant de comprendre qu'elle n'était plus la jeune femme endormie qu'évoquait ce bruit, mais la grand-mère de Joël venue ici pour un seul jour. Peu à peu, comme on remet ses vêtements, ses soucis lui revinrent. « Il faut que je tire tout cela au clair », se dit-elle.

Quand Gérard vint l'embrasser, elle ne savait pas encore par où mener son enquête. Elle avait peur de blesser l'enfant trop sensible qu'elle connaissait bien en lui. Un mot trop direct, une allusion trop pressante, il se contracterait. Et puis, il fallait être sûr de ne pas se tromper.

Insensiblement, de question en question, elle amena la conversation sur la garde. Qui était-elle ? Gérard lui conta cette enfance campagnarde à Parèze. » Qu'il la connaît bien, se disait Dorothée Seymour. Une telle connaissance suppose une intimité bien inquiétante ». Gérard lui parla de leurs promenades. « Nos pays n'ont jamais été si beaux que cet automne. Nous sommes allés l'autre jour au Moulin Barrat, tu ne peux savoir la beauté de la lumière d'automne sur ces champs où la Bieudre se perd dans les joncs. Ce bruit de ruissellement sous les herbes, le vol d'un martin-pêcheur, ces témoins de la présence invisible des eaux avaient, sous le soleil incliné d'automne, une poésie surprenante ». Qu'il s'enflammait ! Tout ceci inquiétait bien Madame Seymour et la confirmait dans ses soupçons.

Soupçons ? Le mot est peut-être un peu fort. Madame Seymour n'imaginait pas de la part de son fils de bien graves torts. Mais une jeune femme pouvait à juste titre prendre ombrage d'une telle intimité. Si Gérard avait des accents aussi lyriques pour conter à Marie ses promenades, celle-ci devait en être inquiète, sinon jalouse. Et puis, on ne sait jamais. Ces sortes de femme que rien n'attache, un foyer, un mari, des enfants, sont dangereuses. Cette garde parlait beaucoup à Gérard de sa peinture. La veille, au dîner, sans cesse elle avait ramené la conversation sur l'art. Gérard était un peu vain. Un homme flatté peut commettre bien des bêtises. Cette fausse joie que Gérard avait affectée à la gare, n'était-ce pas un signe qu'il était troublé.

Gérard parti, Dorothée Seymour monta chez sa belle-fille.

Immédiatement elle se heurta à la garde. Gisèle Perceron et elle échangèrent leur salut, comme au début du combat des duellistes déclinent leurs qualités. Leur bonjour semblait un cartel. Dès l'abord, ces deux natures s'étaient reconnues ennemies. Oui, pour Gisèle, Dorothée Seymour était l'ennemie. Je ne sais quelle plénitude, un équilibre dont chaque geste était l'expression attestaient la femme d'un grand amour. Vingt-cinq ans de veuvage n'avaient pu lui ôter une certaine grâce de jeune épouse comblée. Cette grâce se traduisait sur le plan moral en une exquise indulgence. Dorothée Seymour, dont l'âme avait connu les plus douloureuses souffrances, semblait offrir, à pleines mains, le bonheur.

Déconcertée et comme repoussée par cette grâce, Gisèle quitta la chambre. Madame Seymour en ferma, non sans une légère ostentation, la porte. Marie en fut surprise et légèrement inquiète. Pour la première fois dans cette maison on esquissait vis-à-vis de Gisèle un geste de défiance.

« Tu es contente de ta garde ? » attaqua immédiatement Madame Seymour.

Marie ne sut que répondre. Elle ne s'était guère posé la question. Contente, elle l'était sans foute. Joël était bien soigné. Mademoiselle Perceron ne faisait pas d'embarras. Marie la retrouvait telle qu'autrefois elle l'avaient connue chez ses sœurs, complaisante, dévouée, d'une conversation agréable. Oui, Marie en était contente. Pourquoi donc la phrase de sa belle-mère éveillait-elle une inquiétude dans son esprit. Cette phrase cristallisait les impressions pénibles de ces derniers temps, l'acharnement de Gisèle contre leurs témoignages de tendresse, les promenades avec Gérard, les phrases fielleuses dont la garde accueillait les involontaires confidences de la jeune femme.

Marie s'entendit répondre : « J'en suis contente, Anne et Béatrice m'en avaient dit le plus grand bien. Elles en étaient ravies ».

Madame Seymour ne savait trop comment poursuivre cette conversation. Elle eût voulu prévenir Marie contre sa garde, sans éveiller aucun soupçon concernant Gérard.

« Ne la trouves-tu pas un peu indiscrète », poursuivit-elle.

« Non, dès que j'ai une visite elle disparaît comme par enchantement. On dirait qu'une trappe dans le plancher l'absorbe. »

C'était vrai. Gisèle, si souvent importune entre Gérard et Marie, s'effaçait dès que s'annonçait une visite. Cette discrétion soulignée empêchait Marie de sentir combien souvent Gisèle s'était interposée entre Gérard et elle. Il semblait toujours que se fussent les obligations de son métier qui appelaient la garde dans la chambre quand Gérard s'y trouvait.

Une gène pesait sur cette conversation, coupée de pauses. Marie se demandait où Madame Seymour voulait en venir.

« Si tu en es contente, c'est bien. Mais c'est curieux ce que cette femme me plaît peu. Je crains toujours ces femmes qui se trouvent en tiers dans les ménages. Ce n'est jamais bon et il ne convient pas qu'elles y prennent un trop grand pied d'intimité. On ne sait jamais... »

Dorothée « démasquait ses batteries », trop peut-être. Elle eut l'impression d'avoir commis une imprudence. Mieux valait changer la conversation.

« Que peint Gérard en ce moment ? »

Marie n'en savait trop rien. Il lui déplaisait pourtant vis-à-vis de sa belle-mère de paraître l'ignorer.

« Comme je ne peux aller dans son atelier, je ne sais exactement ce qu'il fait. Il a commencé un portrait de moi allaitant, mais il ne paraît pas très décidé à l'achever ».

« Gérard ne t'apporte pas ses toiles. Il ne te tient pas au courant ? »

Madame Seymour fut d'autant plus frappée de ce manque d'intimité que la veille Gérard avait abondamment parlé de sa peinture avec Mademoiselle Perceron. Décidément « quelque chose n'allait pas » et la présence de cette garde était dangereuse. Mais comment le faire comprendre à Marie.

Gisèle entra, apportant Joël. Pour Dorothée comme pour Marie ce fut une diversion. Celle-ci ne voyait pas sans un certain malaise cette conversation se poursuivre. Pourquoi sa belle-mère parlait-elle ainsi de la garde. Quelque chose dans l'attitude de Gérard avait-il éveillé ses soupçons ? L'insistance de Madame Seymour avivait les inquiétudes imprécises que l'intimité de Gérard et de Gisèle avait fait naître.

En tous les cas, il ne fallait pas que sa belle-mère en soupçonnât rien. Marie accueillit son fils avec des transports que Dorothée, sans qu'elle sut bien pourquoi, trouva un peu forcés.